Janet et Edward

Le cœur léger, Miss Janet Woodland pédalait allègrement, sourire aux lèvres, pour aller retrouver son cher Edward. Comme chaque  15 mai depuis leur rencontre , ils allaient partager leur  rituel pique-nique d’anniversaire . Habituée à parcourir les environs de Tonbridge sur son antique bicyclette, elle pédalait toujours impeccable et pimpante, figure bien connue et appréciée de tout le voisinage.

Il était midi lorsqu’elle arriva dans la clairière où Edward l’attendait, confortablement installé sur l’herbe.

 C’était une belle journée comme le Kent   en connait au printemps. L’herbe tendre vibrait sous le soleil, les sous-bois étaient tapissés de myosotis, que l’on appelle joliment” forget-me- nots”, et les chants d’oiseaux se répondaient dans toute la campagne.  Une pile de sandwichs au concombre était posée sur la nappe rayée, à côté du gâteau d’anniversaire aux nombreuses bougies,  et du thermos de thé noir, (du Darjeeling bien sûr , leur préféré ). Un peu plus loin, la bouteille de champagne reposait, couchée au frais dans le ruisseau.Tout au plaisir d’être ensemble, ils parlèrent beaucoup et rire souvent car Edward adorait taquiner Janet !
Ils mangèrent un peu trop aussi, se portèrent quelques toasts et Edward, dont le teint s’était coloré, termina joyeusement la bouteille de champagne.

La douce chaleur du début d’après -midi, la généreuse part du gâteau crémeux et le breuvage doré eurent raison de lui, et il se laissa aller à  une petite sieste à l’ombre d’un bel arbre au feuillage fourni.

Janet, nullement engourdie ,choisit d’aller se dégourdir les jambes et de prendre quelques photos le long du bucolique  cours d’eau où poussaient les  clochettes bleues des ‘ Blue belles’ .

Edward avait sombré dans un sommeil agité et peuplé de rêves étranges. Il s’y retrouva à espionner à coté d’un garçon et d’un loup, une roulotte posée au milieu de la clairière,  une vraie roulotte de Bohémiens  sous la pleine lune.

Puis sans transition, il en vit l’intérieur où une sorcière au rictus sanguinolent dégustait des boyaux infâmes !

Un haut-le- cœur le tira alors brutalement de son rêve, il avait chaud, il transpirait  et son cœur battait la chamade.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il ne vit qu’une perruche d’un   jaune éclatant, perchée au-dessus de lui dans le feuillage. Il retomba aussitôt dans un sommeil peuplé d’images animées. Il se retrouva, cette fois, plongé dans un univers très coloré où un arbre servait de perchoir à des dizaines de volatiles exotiques aux couleurs exubérantes – des perruches ! Rêve étrange aussi, mais agréable et gai cette fois, il y était bien…

Janet, revenue de sa promenade au bord du ruisseau, le vit sourire et s’agiter tout à son rêve . Elle s’attendrit et soupira, ce cher Edward, si timide sous son air bravache, si timide qu’il n’avait osé une nouvelle fois lui demander sa main. Trente ans qu’ils partageaient de longues balades, des soirées au pub et même leurs vacances… Trente ans qu’elle attendait cela et qu’invariablement Eddy se perdait dans les bulles de champagne…

Au bout de tant d’années Janet s’était fait une raison, dynamique et peu portée sur les effusions, elle en avait conclu qu’elle avait le meilleur de son cher et tendre, sans subir les inconvénients de la vie commune. Que jamais, non jamais, elle ne ramasserait ses chaussettes sales   et qu’aucuns ronflements ne troubleraient ses nuits. Non vraiment, rien ne vaut son “chez- soi” et son indépendance, conclut-elle en s’asseyant près de son vieil amoureux toujours assoupi et qui souriait aux anges.

Avril 2021

À partir de quelques illustrations de Quentin Blake.

Fabienne