Au puits du bonheur by Rose Désilles - Ourboox.com
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Au puits du bonheur

J'écris sur des thèmes qui me tiennent à coeur, comme la vie des simples gens dans leurs bonheurs de tous Read More
  • Joined Nov 2015
  • Published Books 1

Je me souviens de Marie-Rose, ma grand-mère que tous appelaient Rirose, une petite femme toute ronde tant dans ses formes que dans son caractère : rien ne choque, tout en harmonie et sourires, sans débordement, sa voix est douce et discrète. Elle reste souvent silencieuse et attentive. Elle observe et ne juge pas. Elle voit tout, entend tout et ne se mêle de rien. Elle attend qu’on lui demande son avis et l’exprime doucement sans heurter personne… Autour d’elle dans une modeste maison, face au cimetière d’un village près de Rennes, toute une famille a vécu heureuse malgré les coups du destin, les guerres et les soucis d’une vie modeste. Malgré ou grâce?…

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Ni l’un ni l’autre pour qui accepte, sans se poser de questions, ce qui lui est donné de vivre. C’est déjà si beau de vivre en famille en ayant de quoi nourrir tout son monde. D’avoir un toit et de quoi se chauffer. De posséder assez d’habits pour n’avoir ni froid ni chaud, et de pouvoir en réserver de plus beaux pour le dimanche. De pouvoir accueillir à bras ouverts ceux qui viennent vous rendre visite. De pouvoir honorer un mariage ou un baptême, voire les deux la même année. D’être aimée et respectée de son village toute une vie durant. Rirose a fait tout cela sans même s’en rendre compte.

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Nul n’a jamais pu médire sur sa maisonnée et chacun a eu à cœur d’y être accueilli pour un café, une soirée de belote, un film sur le seul poste de télévision du village pour un moment de partage en toute simplicité.

 

Pour honorer cette petite femme si sage et modeste qui a tant donné et transmis de belles valeurs à tous ceux qui l’ont côtoyée l’espace d’une vie, de l’exode de 1940 ou d’un simple été, je devais écrire ces quelques pages sur les bonheurs de la vie à ses côtés.

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Le soir de l’enterrement de notre petite grand-mère

Je n’évoquerai que peu de ces terribles jours de malheur partagé. Tous réunis nous étions immensément seuls dans notre chagrin. Le ciment vivant de notre famille avait rejoint le monde des êtres bien aimés à jamais absents, nous laissant dans un désarroi profond. Le soir venu, une fois entre nous, soit une cinquantaine de personnes tout de même, nos cascades de rires à l’évocation des souvenirs d’antan relâchaient enfin la soupape de notre chagrin contenu.

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Les éclats de rire se mêlaient aux sanglots. Les yeux rougis et les voix éraillées laissaient libre cours aux gestes tendres de cette proximité que l’on sait éphémère, propre aux soirées de deuil. Personne ne peut critiquer ces instants de bonheur au cœur même d’un grand malheur, par respect pour la vie qui reprend déjà ses droits. Ne dit-on pas “La vie continue” ?…

Une marée avait submergé les rues de notre village remplies de gens venus parfois de très loin pour saluer une dernière fois notre amour de petite grand-mère. Le chagrin étouffait nos cœurs et les larmes éclataient en étoiles sur le macadam de mon enfance. Chacun devrait garder au fond de lui cette vilaine blessure car plus rien ne serait jamais comme avant.

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Elle nous a laissés, si jeunes, avec nos doutes. Nous aurions pu partager encore plus de vingt ans de bonheur. Elle ne connaîtrait ni nos conjoints, ni nos enfants : ses arrière-petits-enfants qui demandent souvent qu’on leur parle de ce petit bout de femme qui nous aimait tant et de cette époque où il faisait si bon vivre ! J’avais dix-sept ans et je me souviens de ces moments de vies…

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Une maison ouverte à tous

Aujourd’hui, j’éprouve le besoin de partager les valeurs de ma grand-mère, en ces temps de repli sur soi. J’ai appris auprès d’elle que ce que l’on a ne nous appartient pas, pas plus que la vie ne nous appartient. Que c’est une immense chance que d’avoir de quoi partager. Pour trouver le chemin aujourd’hui, je me demande simplement: comment agissaient ma grand-mère et tant de personnes “charitables” ? Comment adapter nos actes à l’immensité de la tâche actuelle? A son époque elle a su ouvrir la porte de sa modeste maison, ses armoires, sa table et par-dessus tout son cœur à tous ceux qui échouaient dans son village, jetés sur les routes de l’exode à travers la France envahie. Elle l’a fait sans se poser de question et de bon cœur, par amour et par simple charité.

 

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Ils étaient 8 millions errant ainsi le ventre vide, hagards et sans espoir sur les routes du Nord de la France. C’est elle qui allait à leur rencontre, sur la place de son village, dès que sa maison pouvait à nouveau héberger un peu de tout ce monde. Une goutte d’eau dans cette débâcle, mais sa main tendue a sauvé plusieurs familles du désespoir. Ils n’étaient pas musulmans me dit-on, mais Belges, Hollandais, Français du Nord et surtout, ils étaient chrétiens. Je pense qu’elle aurait agi de même envers n’importe quelle famille terrorisée. N’y avait-il pas bon nombre de juifs des pays de l’Est dans cette foule jetée sur les routes? Je crois douloureusement qu’ici en Europe nous avons oublié l’amertume de la guerre et sa cohorte de crimes envers les civils. Bon gré mal gré nous serons obligés de nous reprendre, car la situation sera inextricable. Que la sagesse nous vienne vite en aide.

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Chez nous à la mi-août, arrivaient “les gens du Nord”…

Marie étant le prénom porté par la plupart des femmes nées avant la première guerre mondiale, le 15 août, jour de la fête des Maries, était célébré dans la plupart des familles. A l’office du matin pour honorer la plus célèbre d’entre elles, puis toute la journée en famille pour célébrer nos grands-mères ! Pour ravir notre Rirose nous n’avions nul mérite : notre seule présence faisait briller ses yeux bleus d’un immense bonheur! Quelques-uns de mes chers lapins étaient “conviés” à la fête, on sortait les nappes amidonnées, les belles assiettes et les rallonges agrandissaient encore plus les immenses tables de la maisonnée. Sur celle des adultes dans la salle à manger, on disposait les verres à pieds car le vin remplaçait le cidre fermier habituel. Une seconde table accueillait les adolescents dans la cuisine et nous les enfants trônions sur une table dressée dans la cour.

 

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Pour cette fête qui annonçait déjà l’avancement de l’été, les visiteurs étaient nombreux à venir saluer les grands-parents. Profitant des vacances, les gens du Nord que ma grand-mère avait hébergés, pendant l’exode de l’été 1940, passaient tous les ans la saluer. J’aimais ces moments où tous racontaient avec émotion les jours de partage de toutes les provisions avant que, résignés ils ne remontent dans leur région occupée. Contre de modestes mandats, durant toute la guerre et même après, elle leur avait envoyé des colis. Elle prenait le soin de frotter la viande avec du vinaigre et de l’envelopper dans du papier pour qu’elle se conserve mieux. Combien de vivres ont dû arriver avariées à leurs destinataires? La vie à la campagne et son organisation bien pensée avaient épargné à sa famille les privations alimentaires. Comment aurait-elle pu ne pas partager cette richesse?

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Ces grandes réunions rappelaient à tous l’ambiance de la maison pleine à craquer en ces jours difficiles, quand les lits dédoublés accueillaient le maximum de personnes dans les trois chambres des enfants. Tout avait été partagé, les habits et les jouets par taille et par âge. “Ce n’était rien ou si peu” disait-elle embarrassée. C’était tant au moment où ils le reçurent, qu’ils étaient là vingt-cinq après pour la remercier. Elle aurait tant voulu pouvoir faire plus et tous le savaient. Elle avait cinq enfants dont une petite dernière, née dans la chaleur de l’été précédent, alors qu’elle avait 40 ans passés. Elle élevait un orphelin de guerre du même âge, qui l’appellera toujours maman. Il fait partie de notre famille.

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Nos journées d’été étaient belles !

Lui il la nommait Rirose. Et elle le “père”. Mots tendres des gens simples qui s’aiment vraiment. A tour de rôle nous participions aux différentes tâches de la journée, véritables bonheurs de vacances.

Tôt le matin, j’accompagnais souvent mon grand-père au jardin en bas du village. J’aimais le voir descendre la rue d’un pas sûr jusqu’à la grande porte de l’atelier peinte en jaune d’or que l’énorme clé ouvrait sans broncher ! Le bruit de la porte pivotant sur ses gonds résonne encore dans mes oreilles et l’odeur de l’atelier me submerge, mélange intime de terre battue humide et d’huile de moteur.

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L’atelier me paraissait immense.

A droite de grandes fenêtres tout du long d’un mur couvert d’outils: chacun avait une place précisément dessinée au crayon, soulignée de clous pour que l’on puisse l’y bien ranger. A gauche, sur tout un mur, des placards faits sur mesure par le grand-père, regorgeaient de milliers de choses scrupuleusement conservées. Tout pouvant être réutilisé, une caverne d’Ali Baba pour bricoleurs en herbe s’était constituée. Depuis des générations, tout projet trouvait de quoi être rondement mené à bien dans l’atelier du Père, tant par les adultes que par les enfants. Tous les meubles des cuisines de chaque foyer avaient été confectionnés ici par ce père attentionné. Mon oncle devenu adulte avait repris la relève en tant qu’ébéniste talentueux.

 

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Son béret de feutre sur la tête par tous les temps, une gitane maïs au coin des lèvres, un gros crayon à papier fiché derrière l’oreille et ses lunettes sur le nez, il s’affairait posément. Chaque geste était pensé. Pour travailler, il portait une blouse grise maculée de tous les travaux passés qui lui donnait des airs d’artiste. Je devais être juchée sur le petit escabeau de bois confectionné pour rehausser les plus jeunes, et ne manquais rien de l’agilité de ses doigts. L’index de sa main gauche, qu’il n’avait plus, ne lui manquait nullement… J’en avais conclu que ce doigt ne servait à rien. L’amputation de ce doigt, broyé par une machine-outil, faute d’attention suffisante, enseignait à chacun le maniement des outils à bon escient et sans précipitation.

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Leçon de sagesse pour ne pas surestimer ses capacités : connaissance, expérience et fatigue sont à évaluer avant d’entreprendre quoi que ce soit dans la vie. N’ayant nulle envie d’être ainsi “raccourcis” par les bons soins du médecin du village, nous avions parfaitement assimilé la leçon ! L’opération s’était faite sans anesthésie à la demande expresse de l’aïeul qui trouvant le jeune médecin bien timoré, avait sorti la bouteille d’eau de vie pour l’encourager et atténuer un peu la douleur!

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Vendeur-réparateur d’écrémeuses à lait

Je ne passais jamais sur les vieilles planches qui couvraient la profonde fosse dans laquelle les bricoleurs disparaissaient pour atteindre les entrailles d’une voiture. D’autres fois, par un système de poulies et de chaînes, on accrochait un vélo venu gagner une seconde vie auprès de notre grand-père. Nos vélos étaient toujours en parfait état de marche. Le contraire eût étonné tout le monde! Il faut dire que c’était son métier: “Artisan-réparateur de bicyclettes et vendeur-dépanneur d’écrémeuses à lait”. Nous étions très fiers de tous ces titres. N’ayant pas le permis de conduire il allait dans les villages à portée de sa mobylette, une Peugeot bleu-clair pétaradante à toute épreuve. Béret vissé sur la tête et sacoches de cuir marron bien remplies, il partait dépanner les fermes alentours.

 

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Puis, il avait arrêté de s’occuper des écrémeuses à lait. Car les fermières, cédant à l’appel des sirènes de la modernité, avaient cessé au fil des décennies de faire le joli beurre façonné et décoré à la cuillère de bois. Notre famille attachée à la qualité des produits authentiques a longtemps continué de consommer les belles mottes de beurre salé produites à la ferme. La pasteurisation, qui rend insipides les produits laitiers, n’avait pas aseptisé nos palais habitués aux goûts naturels de la campagne. Il fallût bien des années encore pour qu’elle fît son entrée dans notre cuisine.

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Carrioles à nos bicyclettes accrochées

Tous nos déplacements se faisaient en bicyclettes munies de carrioles confectionnées par ses soins : des planches solidement assemblées, un rebord de chaque côté assez large pour y caler des postérieurs d’enfants, une profondeur suffisante pour ne pas éjecter les plus jeunes dans les sentiers défoncés, deux roues de vélos biens gonflées et nos bolides étaient prêts à sillonner le village. Comme nous étions connus de tous, rien de grave ne pouvait nous arriver lors de nos escapades endiablées. Le danger venait du choix de nos activités, parfois hasardeux…

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Loin du regard des adultes rien ne nous effrayait! Les fréquents accidents étaient peu relatés afin de conserver notre chère liberté. Les plus jeunes, comme moi, mentaient savamment pour justifier bleus et écorchures répétés. Au nombre de treize, nous formions un clan soudé et nous ne nous disputions que rarement entre cousins-cousines.

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L’appentis se chauffait au soleil

Après l’atelier, également tout en planches, il y avait un appentis où commençait le coin du jardinage et le domaine de Rirose ! Arrosoirs, pelles, bêches, râteaux, binettes, paniers, pots de terre et tout l’attirail du parfait jardinier, ici délicieusement moins bien rangé, nous attendaient dans une douce odeur de terre et de rouille chauffée au soleil! Là on pouvait toucher, emprunter, fouiner tout à notre aise. Les outils n’avaient pas été adaptés à nos tailles enfantines. Qu’importe, les mains faisaient bien l’affaire dans une terre tant travaillée qu’elle coulait entre les doigts. Pas un caillou, pas une mauvaise herbe dans ce jardin tiré au cordeau.

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Un jardin nourricier

En tout premier lieu, le grand-père empoignait la faucille, calait pour la énième fois de la matinée son béret de feutre sur son crâne et nous descendions couper la luzerne, tout en bas du jardin à l’ombre du pommier. Comme elles sentaient bon ces gerbes fraîches pleines de rosée! Il coinçait la moisson entre son gilet et la courbe de sa lame usée par une vie de fauchages. Nous, les enfants, devions coucher cette manne odorante dans de grands paniers grillagés. Nos mains verdies par le jus au goût âpre, essuyées furtivement sur les cotonnades de nos tenues estivales, provoquaient un sourire réprobateur et complice qui nous ravissait. Certes nous nous ferions houspiller en rentrant mais qu’importait, si nous étions heureux!

 

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Puis les portes des clapiers des lapins ouvertes, on y enfournait la luzerne selon le nombre de locataires. Malgré nos cris indignés le grand-père attrapait quelque gros spécimen par les oreilles pour nous montrer les bienfaits de nos soins. Puis il s’occupait seul du poulailler. Il en ressortait avec des œufs tout chauds plein ses grosses mains calées contre lui qu’il déposait délicatement sur de la paille. Le soir venu, Rirose les calait dans un petit panier de jonc clair que nous remontions avec précaution à la maison. Panier aux œufs que j’aurais tant aimé garder toute ma vie. Sans doute a-t-il été laissé là, au milieu des souvenirs, dans le dédale des objets qui façonnaient ce quotidien de bonheurs simples.

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Peau de lapin, peau de chagrin

Pourtant un jour, remarquant simultanément la disparition d’un beau gros lapin et la fricassée aux pruneaux amoureusement mijotée par Rirose pour sa ribambelle, je dus me rendre à l’évidence: Il y avait bien une relation de cause à effet que les ricanements lourds des garçons me confirmaient. Dilemme sous mon front plissé par l’indignation. Les lapins payaient un lourd tribut à l’hospitalité généreuse de mes grands-parents. Ces pauvres bêtes tant aimées, à présent retournées comme de vulgaires chaussettes, les yeux dépourvus de paupières, sanguinolentes au-dessus d’un bol juraient avec la douceur de notre foyer. Vivant à Paris je n’étais pas habituée à la réalité de la vie à la campagne. N’avais-je pas refusé de boire le lait provenant du pis de la vache!

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Les haricots grimpants pour tipis

Le jardin immense était  agencé en parcelles régulières délimitées par des allées rectilignes qui se croisaient judicieusement. Ainsi nous pouvions y cheminer facilement. La terre de chaque carré de plantation était soigneusement remontée à plus d’un demi-mètre de hauteur. L’arrosage, entièrement fait avec de gros arrosoirs en zinc à bout de bras, s’en trouvait ingénieusement facilité. Je devais grimper sur ces terre-pleins bien ordonnancés et fragiles pour aller fourrer mon nez dans les haricots verts géants.

 

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Ces plants volubiles formaient des abris de verdure propices à nos jeux d’enfants. Agrippés par leurs vrilles à de longs bâtons plantés en vis-à-vis et fermement attachés au sommet, ces immenses plants nous offraient de véritables tipis d’Indiens ombragés! Chaque carré, plus ou moins grand, était dédié à un légume. Si bien qu’on allait des haricots, aux pommes de terre, aux poireaux, aux carottes, selon les commandes de Rirose et des femmes de la maison pour le menu des repas du jour. Méthodiquement les outils adéquats binaient, sarclaient, bêchaient. Au quotidien, on cueillait et arrachait selon leurs besoins. Les beaux légumes prenaient place dans le grand panier de fer grillagé.

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En fin de journée, on arrosait.

Dans un va-et-vient très orchestré, un arrosoir dans chaque main pour faire balancier, le pas sûr et mesuré dans les étroites allées de terre battue, nous nous organisions pour n’oublier aucun plant. Mon grand-père plongeait les arrosoirs dans un grand bidon d’eau de pluie récupérée grâce au toit de tôle de l’atelier. C’était un travail laborieux que d’entretenir un si grand potager mais il subvenait quasiment à tous les besoins de notre famille nombreuse. Nous ne manquions de rien : œufs pondus du jour, poulets élevés au maïs, pigeons nourris au grain pour les jours de fête et tristes lapins bien dodus.

 

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Un grand-père savamment instruit

Soucieux d’avoir de beaux légumes résistants, le père faisait tous ses semis avec les graines des années précédentes soigneusement récupérées, séchées, étiquetées, gardées dans de petits bouts papier journal pliés. Chaque rangée de variétés de semis avait une pancarte. Dans un petit bout de bois entaillé au couteau il glissait un morceau de carton sur lequel il portait les précieuses indications. Méticuleux travail d’un passionné autodidacte pourtant dit “illettré” selon les critères de la république. N’empêche que ce grand-père lisant chaque jour le journal en entier était le grand régisseur de notre tribu exemplaire. Même s’il lui arrivait d’avoir recours à Rirose pour rédiger certains papiers officiels, jamais il n’avait été gêné par cette lacune. Il était heureux de “se tenir au courant du monde” et comprenait mieux que quiconque ce qui s’y passait.

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Jamais on ne lui avait permis de se rendre à l’école. Elle pouvait bien le qualifier d’illettré cette république qui laissait au clergé le choix de ceux qui devaient être instruits. Le catéchisme non plus, il n’avait pas pu le fréquenter. Pourtant il n’en tenait pas rigueur à l’église et en bon père de famille, il suivait toute la messe en latin, son missel et sa casquette du dimanche à la main. C’est seul qu’il avait appris à lire et à écrire les choses indispensables à son quotidien d’artisan. Il savait fort bien compter et déchiffrer ce qui lui était utile. Son courage et sa sagesse forçaient l’admiration dans la région et nous le respections tous profondément.

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Une vie rattrapée au vol

Enfant, ses mains avaient manié les outils de la ferme et à dix-huit ans à peine, le fusil à baïonnette était devenu son plus sûr compagnon durant les effroyables années de la soi-disant “Grande Guerre”. J’aurais aimé garder de lui un témoignage écrit, une lettre à sa mère ou à sa fiancée, sa chère Marie-Rose. Toutes deux ne devaient revoir que l’ombre du jeune homme tant aimé. Mon grand-père qui avait “fait” le “Chemin des dames” n’était pas revenu sain, bien que sauf de cet enfer de feu. Resté inconscient plusieurs jours dans la boue d’un trou d’obus, c’est le sursaut de son corps aux coups de baïonnettes de ceux qui ramassaient les cadavres, qui l’avait sauvé de l’absurdité de cette guerre de tranchées. Tenu pour mort, on l’avait ramené à la vie par hasard. Toute sa vie il a revécu cette guerre, hanté certaines nuits par une frayeur aveugle qui lui serrait la gorge.

 

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Des nuits où il hurlait prisonnier d’une sorte de folie que seule ma grand-mère savait lui faire quitter. Un abîme d’horreur où il a sombré à la fin de sa vie, revivant jour et nuit ces assauts de fous où il fallait avancer alors que “les copains” tombaient comme des mouches. Hurlant et pleurant, il était terrorisé sans le réconfort de sa Rirose, disparue trop tôt. Parti à 18 ans il en était revenu sourd et bien plus traumatisé qu’il ne voulait le dire à sa famille. Ne trouvait-il pas le moyen de nous faire rire au récit de sa guerre? L’évocation de la course débraillée des “casques à pointe” devant de si jeunes gaillards nous régalait. Mais nous savions qu’il taisait l’odeur de mort des tranchées, les ventres creux et cette peur collante qui leur raidissait le corps. Lui parlait des Sénégalais, les “Banania” utilisés comme “chair à canon”, sacrifiés en “vagues” d’attaque dont nul ne revenait. Par chance, ses deux garçons furent trop jeunes pour partir 20 ans plus tard à la soi-disant “Der des ders” en 1939.

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Le domaine de Rirose

Plus nous remontions vers le haut du jardin, plus la présence de Rirose se faisait sentir. Sans doute avait-elle empiété petit à petit sur les carrés de légumes et des touffes de pivoines anciennes d’un pâle rose tendre, de fragiles cœurs de Marie et des œillets de poètes multicolores jalonnaient certaines allées. Un parterre tout entier lui était réservé, tout en haut du jardin en bordure de la route où tout le monde pouvait admirer les fleurs patiemment semées. C’était sa fierté!

Je n’ai pas le souvenir que nous ayons causé le moindre dégât dans le jardin, tant nous respections le travail méticuleux de notre grand-père et la beauté des modestes fleurs de notre grand-mère. C’était un endroit magique travaillé avec tant d’amour pour nourrir toute la famille et fleurir la maison, que nous le respections et ne demandions qu’à y être “embauchés”.

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Dangereuse bataille navale

Jamais nos jeux, certes imaginatifs, n’ont provoqué la colère des adultes comme lors d’une balade aux carrières de pierres. C’était à la fin d’un copieux repas de famille, peut-être un 15 août car nous étions tous réunis. Les femmes dans la cuisine dégustaient de petits cafés poussés par de douces liqueurs servies dans des verres multicolores petits comme des dés à coudre, tandis qu’au salon les parties de cartes attiraient sur mon père les regards affligés des hommes de la famille. Ayant participé à l’interminable vaisselle, nous avions pu laisser les adultes à leurs saines occupations.

 

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Balade au demeurant tolérée un jour férié, les carrières étaient un de nos terrains de jeux favoris. Embarqués dans des barques, nous nous livrions une bataille navale mémorable au milieu du lac creusé par l’exploitation à la dynamite. Endimanchés et heureux, nous étions trempés! Quand soudain l’écho mêla à nos fous-rires les cris horrifiés de la famille, qui me parut alors vraiment très nombreuse. Les bouches des pères vociféraient des menaces sans équivoque. Aucune issue possible. Nos rires ravalés, il nous fallut rejoindre la rive malgré le comité d’accueil! Taloches en pagaille, fessées, coup de pieds aux fesses, la raclée était à la mesure de notre inconscience : la plupart d’entre nous ne sachant pas nager nous aurions pu anéantir notre belle famille ! Les aînés en prirent pour leur grade et le verdict tomba : “Tous au lit sans manger”.

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Le pardon de Rirose

Cousins et cousines pleuraient alors que nous les Parisiens non car notre père ne levait jamais la main sur nous. J’en ressentais une profonde injustice. Ils pleuraient toujours, quand un pas dans l’escalier, lent, lourd et entrecoupé de petites pauses, nous rassura: Rirose nous avait déjà pardonné. Si heureuse qu’il ne nous soit rien arrivé, elle avait attendu que les hommes soient captivés par leur partie de belote, pour nous apporter un casse-croute caché dans un panier. Dire qu’elle s’était faufilée serait oublier à la fois sa silhouette enrobée et sa place dans les décisions de la maisonnée. Tous avaient fermé les yeux, car elle ne montait jamais là-haut à cause de son asthme et de la raideur de l’escalier. La tendresse de notre grand-mère nous signifiait le pardon de tous. Cela comptait tant que nous étions enfin apaisés et assagis.

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Un lever royal

Quel merveilleux moment que le lever de Rirose et du petit Père! Cela tenait d’un cérémonial de cour tant les choses avaient un ordre immuable. Je faisais partie des lève-tôt qui participaient à ce moment privilégié. Tout d’abord, jeter un coup d’œil dans l’entrebâillement de la porte de leur chambre pour s’assurer qu’ils dormaient bien… Tous deux devaient piaffer d’impatience et de faim mais attendaient sagement, complices de ce rituel matinal des vacances. Sans bruit, nous préparions le café au lait dans d’énormes bols et de belles tartines tranchées dans le grand pain rond. Une fois grillées à souhait elles étaient généreusement tartinées de beurre salé de la ferme. Alors, vite remonter le store de bois et enfin bien les caler assis avec des oreillers dans le dos… Surtout Rirose qui compte-tenu de ses rondeurs avait besoin d’être bien tenue !

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Elle portait une chemise de nuit rose en pilou. Le grand-père aussi portait une chemise de nuit, mais blanche, un caleçon et un bonnet de nuit dont le pompon retombait sur son épaule ! Ainsi installés, ils mangeaient de bon cœur, fiers de toute leur smala dangereusement agglutinée sur le lit. En tout nous étions treize, mais le matin bon nombre était encore au lit.  Pépère trempait les morceaux de ses tartines dans son bol car ses dents n’étaient pas bien bonnes. Rirose buvait à petites lampées le bol duquel dépassaient ses petits yeux bleus malicieux. J’aimais ce regard entendu! Ils prenaient tout leur temps pour savourer cet instant et nous étions merveilleusement heureux.

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Les retardataires arrivaient pour le lever !

Du côté filles, on procédait à un rituel barbare: Faire rentrer les formes généreuses de Rirose dans un corset visiblement trop petit. Les femmes de la maison affirmaient qu’elle en avait besoin pour être maintenue

après ses cinq grossesses. C’était un véritable effort pour elle et une franche rigolade pour nous ! Par un savant jeu de laçage, il fallait la serrer centimètre par centimètre dans ce carcan de satin rose. Puis ses cheveux brossés étaient remontés en bas de la nuque en un chignon simple si parfait qu’elle n’avait jamais besoin de le réajuster dans la journée. Ses gestes étaient précis et nets. Nous lui passions une à une les longues épingles qu’elle plaçait sans miroir.

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Nous nous précipitions alors pour aider aux préparatifs du grand-père : après avoir enfilé une chemise et un caleçon long en coton sous son pantalon de velours côtelé, il nous laissait l’enrouler dans une immense bande de flanelle qui soutiendrait son dos et son ventre. Lui non plus ne pouvait plus se passer de cet arrimage abdominal. Il tournait sur lui-même alors que nous tenions l’autre bout de l’étoffe… C’était comique de voir cet immense grand-père jouer les marionnettes! Point d’enfants trop portés à son actif mais des charges de travail devenues trop lourdes au fil des ans. Ensuite il allait se raser au-dessus de l’évier. Une petite glace attachée à contre-jour à la poignée de la fenêtre faisait l’affaire. Comme il remontait par les côtés ses bretelles à boutons, il était fin prêt. Rirose enfilait sa blouse, lui se coiffant de son béret donnait à chacun une pastille Valda. La journée pouvait commencer!

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La chambre aérée, nous finissions de faire le lit en tirant le couvre-lit rouge cramoisi. Les bégonias sur le rebord de la fenêtre arrosés, nous ne mettrions plus les pieds dans la chambre jusqu’au lendemain matin. J’avais du mal à imaginer ce lever quand nous étions tous repartis. Mais je sais que Pépère se levait chaque matin pour relancer le feu de la cuisinière à bois en hiver. Puis il préparait et apportait le petit-déjeuner de Rirose en se réinstallant lui aussi bien au chaud au lit. Ainsi la cuisine avait-elle le temps de se réchauffer un peu le temps de leur petit-déjeuner. Toute une vie de respect et de gentillesse, c’est merveilleux.

A notre tour de déjeuner sur la grande table de la cuisine. Certains étaient déjà lavés, coiffés et fraîchement habillés de vêtements propres et repassés, alors que d’autres tout ensommeillés bâillaient encore.

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Les bols et les tartines, au goût exact de chacun, circulaient et remplissaient les ventres affamés. Rirose ayant pris place elle veillait sur les petits de sa progéniture. Elle prévient : “Ventre affamé n’a pas d’oreille, mangez bien!”.

Elle ressent le moindre problème avant tout le monde. Les frictions n’existent pas puisqu’elle y remédie avant même qu’on ne songe à se chamailler. D’ailleurs nul ne veut créer de problème de peur de lui faire de la peine. Elle est les fondations de cette maisonnée qu’elle couve d’un regard bienveillant. En cas de litige, en dernier recours, elle sort les petits bonbons colorés en forme de berlingots qui calment tous les maux.

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Sourd à notre compagnie

Au milieu du raffut de notre petit-déjeuner et des toilettes qui s’enchaînent à l’évier de la cuisine, Pépère imperturbable a retourné une chaise face à lui, en guise de prie-Dieu. Il s’est lentement semi-agenouillé face au petit crucifix accroché au-dessus de la porte de la chambre. Alors qu’il le fixe, ses yeux sont perdus dans les prières que ses lèvres récitent en silence. Aussi soudainement qu’il avait commencé, il finit en se signant, puis reprend instantanément contact avec notre joyeuse compagnie. Pieuse parenthèse qui se répète trois fois par jour sans que cela n’étonne personne. Nul besoin de faire le silence pour respecter ce recueillement: il s’est “débranché” au sens propre comme au figuré ! Tout à sa prière, il ne nous reçoit plus, mais il a aussi pris la précaution d’actionner l’interrupteur de son appareil auditif… 

 

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Décibels en pagaille!

Car il est sourd depuis la guerre et se sert de ce subterfuge chaque fois que la réalité a besoin d’être modulée! A contrario, il lui arrive de monter le volume si haut pour suivre une conversation, que le petit appareil malmené se met à siffler atrocement. Lui n’en sait rien bien sûr, et c’est Rirose qui module le son à l’aide de la molette afin de contenter tout le monde. Son fils, mon oncle devenu sourd à quinze ans, très moqueur fait de grands signes en mimant qu’on lui casse les oreilles avec ce vacarme! Ces langages de sourds sont légions chez nous! Nous aimons et nous amusons de ce joyeux charivari ! Les nouveaux venus sont saoulés par tant de décibels. Mais c’est comme ça et il faut s’y habituer pour faire partie de la tribu.

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Une chaise à sa mesure

Pour sa Marie-Rose, le père avait spécialement aménagé une des chaises en bois: Compte tenu de sa petite taille et de ses rondeurs, il avait fallu raccourcir les pieds de devant afin que ses pieds à elle touchent par terre. Elle y trônait souvent pour reprendre son souffle. Il arrivait que ses lèvres égrainent des prières muettes au rythme du chapelet enroulé entre ses mains. Régulièrement, trouvant la conjoncture des astres favorable, elle nous gratifiait d’une attention particulière dont nous nous serions fort bien passés. 

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En rang d’oignons, du plus grand au plus petit, afin que les aînés donnent l’exemple, nous devions ouvrir grand la bouche pour avaler l’infecte mixture: Une grande cuillerée d’huile de ricin et une autre d’huile de foie de morue! Si la première était contre les oxyures, assurément coupables de notre turbulence croissante, la seconde devait nous rendre grands, forts et… intelligents comme ajoutaient les aînés, rompus à cette sinécure mensuelle!

 

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Baptêmes, mariages… ou enterrements, qu’importe!

Parfois la journée s’agrémentait d’un événement à l’église du village. Baptême, mariage ou enterrement, nous n’avions aucune préférence. Néanmoins, pour les funérailles Rirose était triste, voire absente et cela nous touchait. Les mariages étaient gais et nous sortions y participer dans la rue. Les enterrements nous fascinaient. Notre maison jouxtant le cimetière nous étions aux premières loges et devions pour la bienséance y rester cantonnés. Impatients, nous attendions que le glas sonne pour reprendre le cours de notre journée injustement perturbée. Les femmes venaient à la sortie du cimetière prendre un café chez nous, tandis que les hommes eux allaient au café.

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Rirose savait apporter un peu de gaieté aux moments les plus tristes. Par quel miracle ? Sa foi. A la peine succédait le réconfort. La mort devenait normale, utile même : “Il souffrait tant. Elle était si vieille. Ils sont bien là-bas”. Pour moi mécréante, il valait mieux être bien en vie et vite en profiter. Je pensais que le défunt allait passer sa première nuit dans la pénombre du cimetière juste sous la fenêtre de la chambre des filles. Que nous aurions sacrément peur, même si par fierté nous ne le dirions pas, tout comme les générations avant nous. Encore un soir où nous tirerions à la courte paille celle qui fermerait le store et la fenêtre dans la nuit noire. Fenêtre à la vue si particulière…

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Toutes ces femmes inconnues, pourtant proches par des liens de parenté, reviendraient aux prochains obsèques, toutes de noir vêtues, assurer que nous avions “bien grandi”… Espiègle, je me demandais laquelle serait alors dans la boite?… Elles portaient le nom de leur époux. Comme la tante-Jules au visage anguleux et piquant qui parlait d’une voix nasillarde. Autant notre Rirose était douce et bienveillante, autant cette femme était revêche et médisante. Je serai bien punie de ma méchanceté car ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont les premiers, n’est-ce pas? Rirose le disait pourtant assez souvent…

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On fit longtemps mine de me croire!

Nous revenions du parvis de l’église les poches remplies de dragées en bonbon, il n’y avait pas d’amande dedans. Dragées que l’on jetait à la volée aux enfants du village à la sortie de l’église. Nous nous ruions sur cette pluie de sucreries. Il fallait jouer des coudes pour en avoir ! Quand les cloches joyeuses se calmaient, à la maison les mères savaient que nous allions rentrer pas mal énervés et que certains seraient à réconcilier. Dans l’esprit de Rirose, les dragées devaient être harmonieusement partagées. Cela m’avait vite enseigné à tout boulotter sur le chemin du retour pour ne pas subir cette humiliante distribution du butin. J’ai mis du temps à comprendre les valeurs si chères à notre grand-mère. Les cheveux en bataille, dénonçant mon assiduité au combat, j’affirmais avec aplomb n’avoir que le peu de bonbons tenus dans le creux de ma main… 

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Lettre écrite par Yvon, orphelin de guerre, pour les noces d’or en septembre 1969

Il a été élevé en même temps que ma jeune tante, ils avaient le même âge. Il fait partie de la fratrie. 

” Un jour, un matin, une heure; depuis 50 ans, ni le jour, ni le matin, ni l’heure ne vous ont jamais appartenu. Ce fût toujours le jour d’un enfant qui braillait, le matin d’une purge générale, ou l’heure d’un ennui, d’une guerre ou d’un effort. Ce fût toujours le temps d’une écrémeuse à réparer, d’une roue de vélo crevée, d’un jardin à biner, d’un exercice de pompier, de la fête Dieu à préparer et de ton cœur à user Papa B…… 

Ce fût toujours pour toi Marie-Rose, l’heure des robes déchirées, des genoux égratignés, des cafés à réchauffer, de Noël à préparer, des enfants à laver ” et j’en étais”.

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Et ce fût pour nous tout le reste: tout ce qui fût notre enfance heureuse “…” Les premiers jurons de Roger, que la décence m’oblige à taire ici, et moi avec ma gourmandise des haricots blancs.

Les ans ont passé, mais le jardin lui n’a pas changé et l’odeur du pommier d’amour non plus; le garage est toujours bien rangé, et dans la maison quand on y vient, on sait que la soupe est bonne. 

Il n’y a jamais eu sur vos visages qu’un accueillant sourire, une grande bonté, un coeur qui battait pour les autres, pour vos enfants, un coeur qui effaçait les rides en nous donnant à nous l’impression de vieillir. 

Ce soir Papa, Maman B……, dans la douceur d’un soir d’été vos enfants voudraient bien, que sous les draps blancs de Louvigné, vos mains enlacées découvrent enfin les 50 ans de tendresse, d’amour, et d’infini bonheur auxquels vous avez enfin droit”. 

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Bégonias et pommiers d’amour

Avant la chaleur des matins d’été nous partions “jardiner” au cimetière, en voisins attentionnés. Nous ne déboulions jamais à plus de deux ou trois au cimetière, le matin ou le soir, à tour de rôle. Car nous étions toujours partants, aussi étrange que cela puisse paraître. Moins impatients que pour une partie de jeux certes, mais ravis d’accomplir une bonne action avec notre pieuse grand-mère.

Armés d’arrosoirs, d’une grandeur appropriée à la taille de chacun (tout comme, les missels et les écharpes pour aller à l’église) nous quittions la cour, traversions la route (ainsi nommée parce qu’elle mène à la ville de Vitré), faisions joyeusement grincer le petit portail de fer blanc et montions les quelques marches qui mènent au cimetière. 

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Les arrosoirs trop pleins éclaboussant à chaque pas nos jambes bronzées nues dans les sandalettes, nous allions de tombe en tombe en chuchotant. Rirose enlevait les mauvaises herbes en nous proposant de penser un peu à ceux cantonnés là. C’était aussi simple que ça : nous devions jardiner et arroser là où “reposaient en paix nos parents bien aimés” (c’était écrit en toutes lettres sur leurs tombes). La tâche était grande car tous les locataires de ce lieu étrange semblaient être de notre famille. Beaucoup l’étaient d’ailleurs à la mode de Bretagne.

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Nous n’avions que six à douze ans et tenions Rirose pour la reine des bégonias multicolores et des pommiers d’amour qu’elle aimait tant!

A deux pas de ces tombes, durant les soirées d’été, notre rue quasi déserte devenait chaque soir le théâtre de nos jeux qui duraient jusqu’à ce que la pénombre nous chasse, bien après 22 h, à l’heure où les yeux piquent de sommeil. Alors que les lucioles éclairaient les talus herbeux et que chantaient les grillons dans la chaleur des nuits d’été, nous jouions encore. Comme peu de véhicules passaient, nous retrouvions le lendemain les traits à la craie de nos marelles et autres jeux étranges… 

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“Je déclare la guerre à…”

Le but de ce jeu étant d’envahir le territoire de pays belligérants, personne ne voulait de l’Allemagne. On comprend aisément pourquoi. Au sein d’une famille frappée par la guerre de génération en génération, c’était un jeu dont personne ne contestait l’âpreté. Les guerres d’Indochine et d’Algérie ne continuaient-elles pas la longue série des morts? Ces guerres loin de l’hexagone étaient encore plus impopulaires. A présent dans le monde, les enfants ne se contentent plus de jouer à la guerre dans les rues, ils la font…

Nous n’avions que rarement accès à la télévision car le village entier venait voir sur notre poste le film de l’unique chaîne. La porte était grande ouverte et la fenêtre aussi tant il y avait de monde. Des chaises en pagaille étaient sorties et on pouvait amener la sienne.

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Table ouverte tous les mardis et vendredis midis

Chez nous il est un repas qui se multiplie à l’infini : la galette de sarrasin. Rirose préparait la pâte avec ses mains à même une bassine réservée à cet usage. Toute l’année, chacun pouvait s’inviter à l’improviste pour un copieux déjeuner. Elle les confectionnait sur le billig installé dans la cour sur une bouteille de gaz, toujours prêt à prendre du service pour nourrir un régiment. Des œufs frais, une salade et de la ciboule cueillies au jardin, suffisaient à réjouir les papilles. En dessert nous couvrions de confiture nos galettes, et encore aujourd’hui je les préfère largement aux crêpes de froment. De cette générosité communicative j’ai gardé la coutume d’ouvrir ma table à celui qui a un moment à partager, en toute simplicité. C’est Rirose qui m’a transmis la richesse de savoir régaler les gens avec un rien, dès l’instant que c’est fait avec cœur.

 

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Seuls les fruits manquaient à notre jardin

A part la rhubarbe que nous consommions en confitures aux pruneaux faites maison dès le printemps, il n’y avait pas de fruits au jardin. Nous n’avions pas de cerisiers autres que ceux dont les fruits acides étaient conservés dans l’eau de vie. Ma grand-mère les adoraient ces petites cerises décolorées par l’alcool pur qu’elle servait à la cuillère dans les tasses, une fois le café bu. Nous avions le droit d’y goûter. Pas de fraises non plus dans notre jardin, sans doute étions-nous trop nombreux et cette culture aurait-elle pris trop de place pour être adaptée à nos besoins. Un luxe, en quelque sorte, qui ne correspondait pas à la grandeur de nos tablées. Ou peut-être arrivions-nous trop tard dans la saison pour en profiter?

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Cueillettes  généreuses de fin d’été

C’est sans doute pour cette raison que nous allions si joyeusement ramasser les mûres à la fin de l’été! Personne n’a jamais songé à nous priver de cette cueillette ravageuse. Au terme d’une journée émaillée de féroces égratignures sur nos jambes dénudées, de débâcles face aux abeilles dérangées, d’accrocs au fond de culottes en fuyant les vaches au pré, et de cheveux agrippés aux ronces, nous rentrions à la maison en bousculades colorées et bruyantes. Les vêtements tâchés et les mains noircies du jus de ces jolis fruits, nos mines ravies affichaient des bouches gourmandes trahissant une consommation hâtive sur place. Nous ne sonnions la retraite qu’au moment où notre immense seau débordait de fruits mûrs. 

 

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Quelques chapeaux retournés accueillaient les derniers fruits arrachés à une ronce ravagée par notre razzia annuelle! Comme cette baie porte bien son joli nom de fruit gorgé de soleil qui livre ce jus délicieux: Mûres !

Que la nature est généreuse qui redresse en un rien de temps ce bosquet inhospitalier que des hordes d’enfants gourmands mettent à sac sans vergogne.

 

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Quel bonheur d’écraser tous ces fruits à pleines mains…

Car oui, notre grand-mère nous donnait des linges propres pour extraire de notre précieux butin le plus de jus possible sans qu’il n’y restât le moindre grain. Nous devions procéder à ce larcin en l’absence des mères qui n’auraient jamais autorisé pareille entreprise (elles, réglaient l’affaire en quelques tours de presse-purée). Les pots de confitures merveilleuses couronnaient cette belle journée. Le nettoyage de la cuisine nous faisait jurer que l’on ne nous y reprendrait plus… Jusqu’à l’année suivante ! Les rituels marquant la fin des vacances tous ensembles restaient bien ancrés malgré ces inconvénients, mineurs à nos yeux.

 

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Haro sur le noyer

A peine “détachés” des petits fruits noirs, nous jetions notre dévolu sur le grand noyer de notre rue. Arbre centenaire miraculeusement planté à vingt mètres de la maison, il nous était en toute impunité “réservé”. Nos inventions pour prendre de la hauteur et gauler les bogues des noix devenaient plus ingénieuses et périlleuses au fil des ans. Nos paniers se remplissaient le soir à la fraîche, jusqu’à la tombée de la nuit. La fin de l’été raccourcissait nos soirées un peu plus chaque semaine et nous rapprochait doucement de la fin de cette période bénie à la campagne. Le brou de noix n’avait assurément rien à envier aux fruits du roncier pour nos mères blasées en cette fin de saison. 

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Il faut dire que la lessive prenait toute une journée et mobilisait tout la maisonnée. Il fallait frotter chaque pièce de linge au savon sur une planche à laver à l’aide d’une brosse. Puis on le mettait à bouillir dans un immense chaudron installé sur un feu au milieu de la cour. Avec un manche en bois il fallait sans cesse remuer cette grande lessive. Soigneusement rincé à l’eau tirée à la pompe à la force des bras, le linge était essoré à la main, avant d’être descendu empilé sur la vieille brouette jusqu’au jardin. Le travail de la journée de lessive s’affichait fièrement au vent dans notre jardin.

 

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Tout a une fin

Les femmes de la maison étaient soulagées quand nous nous rabattions enfin sur les noisetiers pour une dernière cueillette. La nature est bien faite qui remplit les réserves pour l’hiver tout en réjouissant les enfants. Plus les réserves augmentaient, plus l’époque de notre départ approchait… Après la récolte des pommes de terre et des poires, s’en serait fini de nos belles journées de liberté. La confection des confitures allaient bon train et remplissaient de belles couleurs les étagères du cellier. Bientôt on chargerait les coffres des voitures des citadins et dans les chambrées on remettrait les matelas sagement sur leurs sommiers, donnant à la maison un air plus ramassé pour affronter les frimas de l’hiver.

 

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Une pièce d’argent pour chacun

A notre départ, au milieu des larmes discrètes qui perleraient sur ses joues et des recommandations susurrées à l’oreille, Rirose glisserait une pièce de cinq francs, discrètement à chacun d’entre nous. Trésor de sa bonté, que je tiendrai tellement serré qu’il se graverait dans la paume de ma main. Par quel miracle notre douce Rirose avait-elle pu économiser autant?

Puis, durant de longs mois, les grands-parents se cantonneraient à la cuisine et à leur chambre adjacente pour attendre près de la chaleur de la cuisinière à bois, quelques visites, quelques courriers, parfois un coup de téléphone reçu chez la voisine. 

 

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A Noël arriveraient de petits colis: la boite de chocolats “Pyrénéens” postée de Paris et celle de gâteaux “Petits bruns” venant de Grenoble. Impossible de faire de cadeaux plus conséquents. Les grands-parents y auraient vu un manque de respect pour leur modeste vie. Tout cadeau devait en outre pouvoir être partagé avec les visiteurs qui avaient la gentillesse de leur rendre visite à la morne saison.

J’ai toujours le cœur serré en pensant à eux si seuls après notre départ. L’insouciante invasion de l’été laissait place à leur tête-à-tête, plein d’amour certes, mais dans la dureté des jours d’hiver sans aucun confort. Jusqu’à ce que revienne le soleil du printemps et le premier repas de famille pour les fêtes de Pâques, il y ferait bien froid.

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Alors, enfin de retour on tiédirait les lits croulants sous les édredons de plumes avec des briques chauffées dans le tiroir du bas de la cuisinière à bois. Les toilettes seraient de chats à l’évier de la cuisine. Dans les chambres glacées, aux carreaux couverts de buée des dessins de givre joueraient avec le soleil. Tous agglutinés bien au chaud dans la cuisine, nos soirées seraient bercées par la musique du poste de TSF. Les enfants assis sur la table poussée contre le mur regarderaient virevolter les couples dans une valse musette! Je rêve de danser moi aussi quand l’aîné des cousins me soulève dans ses bras! Je vole, on rit!

La vie à la campagne se tapit, puis resplendit de plus belle! C’est ainsi.

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Tout dort au cimetière des photos

Ce dernier été, elle nous avait quittés encore plus émue qu’à l’accoutumée et j’avais confusément senti qu’elle savait qu’elle s’éteignait doucement. Elle a dû essayer de tenir jusqu’à notre retour aux beaux jours mais s’est endormie doucement en tenant la main d’une de mes cousines. Elle est partie sereine et confiante donnant encore quelques recommandations pour la cohésion de notre tribu. Bien que triste de nous laisser elle souriait à son avenir. Il ne fallait surtout pas s’inquiéter pour elle. C’est ça la foi.

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